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Le sport, arène géopolitique du XXI siècle : entre instrumentalisation et Soft power

Par Charles IOUALALEN, 23 avril 2025


La succession du tout-puissant Thomas Bach à la présidence du Comité International Olympique (CIO) par Kirsty Coventry marque un tournant historique. Cette ancienne nageuse olympique zimbabwéenne devient ainsi la première femme et la première Africaine à occuper ce poste. Son élection intervient à un moment où le CIO est confronté à des défis géopolitiques majeurs. Notamment, la question de la réintégration des athlètes russes, suspendus des compétitions internationales depuis l'invasion de l'Ukraine en 2022, demeure épineuse. Le président russe Vladimir Poutine a adressé ses « sincères félicitations » à Mme Coventry, exprimant sa conviction que son « expérience unique et son intérêt pour la promotion réelle des nobles idéaux olympiques contribueront au succès de cette fonction à haute responsabilité ». Les Jeux Olympiques, conçus pour incarner l'idéal pacifiste de Pierre de Coubertin, sont désormais le théâtre de rivalités entre États, de stratégies d'influence et d'enjeux économiques colossaux. Des JO de Berlin en 1936, qui ont été les vitrines du régime nazi, à la Coupe du Monde 2022 au Qatar, qui a été un outil de légitimation politique, le sport s'est imposé comme un « fait social total », c'est-à-dire qu'il mobilise, dans certains cas, la totalité de la société et de ses institutions, pour reprendre les mots de Marcel Mauss, synthétisant ainsi les tensions du monde contemporain.​ 

 

Le Sport au XXᵉ siècle, bannière de la suprématie 

Mais la politisation du sport n’a rien de nouveau. Déjà, les Jeux Olympiques de 1936 à Berlin constituaient un exemple frappant d’utilisation du sport à des fins politiques. Le régime nazi d’Adolf Hitler ayant saisi cette opportunité pour transformer cet événement international en une vaste opération de propagande, destinée à promouvoir l’idéologie de la supériorité aryenne. Les infrastructures olympiques, ornées de symboles nazis, ainsi que la mise en scène grandiose des cérémonies, reflétaient cette volonté d’affirmer une démonstration de puissance et d’hégémonie culturelle. Sur le plan sportif, malgré une démonstration de force en ligne avec les ambitions expansionnistes du régime, les performances de Jesse Owens, sprinteur afro-américain, qui remporta quatre médailles d’or, sont devenues un symbole historique de défi à l’idéologie nazie, illustrant lustrant par son triomphe la puissance du sport comme vecteur de résistance.  

Durant la Guerre froide, le sport est devenu un champ de bataille symbolique entre les États-Unis et l'Union soviétique, chacun cherchant à démontrer la supériorité de son système politique et idéologique. Les compétitions sportives internationales, notamment les Jeux Olympiques, étant perçues comme des vitrines où toutes les victoires ou les défaites étaient celles d'un modèle. Des événements comme la finale de basketball des Jeux Olympiques de 1972, bien que marquée par la controverse, ont vu l'Union soviétique briser l'hégémonie américaine en remportant la médaille d'or sur un score de 51-50 dans un sport pourtant emblématique de la puissance américaine. Cette rivalité s'est illustrée par la décision des États-Unis de boycotter les Jeux de Moscou en 1980, soulignant la dimension politique des compétitions olympiques au cœur du conflit idéologique entre les deux puissances. 

 

Le sport, tribune de la contestation 

Les Jeux Olympiques ont souvent été le théâtre de déclarations politiques marquantes, reflétant les tensions sociales et géopolitiques de leur époque. Lors des Jeux de 1968 à Mexico, les athlètes afro-américains Tommie Smith et John Carlos, médaillés d’or et de bronze au 200 mètres, ont baissé la tête et levé un poing ganté de noir pendant l’hymne national américain lors de la cérémonie de remise des médailles. Ce geste puissant dénonçait la ségrégation raciale et les injustices subies par les Afro-Américains aux États-Unis. Leur action a suscité des réactions immédiates : le Comité International Olympique (CIO), estimant ce geste incompatible avec la neutralité politique des Jeux, a exigé leur exclusion de l’équipe américaine. De retour aux États-Unis, Smith et Carlos ont affronté des critiques virulentes et des menaces, mais leur geste est resté dans l’histoire comme un symbole majeur de la lutte afro-américaine. 

Quatre ans plus tard, lors des Jeux de 1972 à Munich, le monde a assisté à une tragédie qui a révélé la vulnérabilité des événements sportifs face aux conflits géopolitiques. Le 5 septembre, huit membres du groupe palestinien Septembre Noir ont infiltré le village olympique, tuant deux membres de l'équipe israélienne et en prenant neuf autres en otage. Les preneurs d’otages réclamaient la libération de plus de 200 prisonniers palestiniens détenus en Israël. Après des négociations infructueuses et une tentative de sauvetage mal préparée, tous les otages israéliens, cinq des terroristes et un policier allemand ont perdu la vie. En réponse à cet acte, Israël a lancé l’opération "Colère de Dieu", visant à éliminer les responsables du massacre, marquant une escalade des représailles contre les groupes terroristes. 

Ces deux incidents montrent comment ces jeux peuvent devenir le théâtre de revendications politiques et de tragédies, reflétant les réalités complexes du monde au-delà des compétitions sportives et l’imbrication du sport dans la géopolitique contemporaine. 

 

La mutation du sport au XXIᵉ siècle : mondialisation, commercialisation et diplomatie sportive 

​Au XXIᵉ siècle, le sport a subi une transformation majeure sous l’effet de la mondialisation, devenant de plus en plus professionnalisé et incarnant des enjeux économiques colossaux. Les compétitions internationales, telles que la Coupe du Monde de football et les Jeux Olympiques, se sont imposées comme des plateformes mondiales où se croisent intérêts économiques, politiques et géopolitiques. Cette évolution a intensifié la compétition entre les États pour accueillir ces événements prestigieux, certains n’hésitant pas à recourir à des pratiques de corruption pour garantir leur organisation. Ainsi en 1998, des membres du Comité International Olympique (CIO) ont été accusés d’avoir accepté des pots-de-vin pour attribuer les Jeux Olympiques d’hiver de 2002 à Salt Lake City, entraînant l’exclusion de plusieurs membres du CIO . 


Le "Sport Washing" 

La mondialisation du sport au XXIᵉ siècle a entraîné des investissements massifs, transformant les compétitions en plateformes mondiales où se mêlent enjeux économiques, politiques et géopolitiques. Dans ce contexte, le "sportswashing" est devenu une stratégie courante pour des gouvernements, des entreprises ou d'autres entités qui utilisent le sport pour améliorer leur image et détourner l'attention des critiques, notamment en matière de droits humains ou de corruption. Cette pratique est largement acceptée par de nombreux acteurs du monde sportif en échange de contrats lucratifs de sponsoring qui contribuent aux dépenses excessives des différents acteurs sportifs. 

Un exemple majeur de "sportswashing" est l'investissement massif des pays du Golfe dans le sport. Le Qatar, par exemple, a investi environ 200 milliards de dollars entre 2012 et 2022 pour préparer l'organisation de la Coupe du Monde 2022. Malgré les violations massives des droits humains liées à la construction des infrastructures, avec environ 6 500 décès d’ouvriers migrants en 10 ans, cet événement a été perçu comme une réussite pour ce petit pays. Ces chiffres, révélés par des enquêtes, mettent en lumière les conditions de travail extrêmes et les abus systémiques auxquels les travailleurs ont été confrontés. 

Ce succès a attisé les ambitions de l’Arabie Saoudite, qui, dans le cadre de son projet "Vision 2030" visant à diversifier l'économie saoudienne et à améliorer son image internationale, aspire à organiser la Coupe du Monde 2034. Cependant, ces volontés ont été entachées de controverses. Des organisations telles qu'Amnesty International ont dénoncé les conditions de travail des migrants employés sur les chantiers liés à ces événements, signalant des violations des droits humains, notamment des salaires impayés et des conditions de vie inhumaines. Des enquêtes ont également mis en lumière le nombre élevé de décès inexpliqués parmi les travailleurs migrants, estimant que près de 70 % de ces décès restent inexpliqués. 

 

"Sport Washing" ou Diplomatie Sportive ? 

Alors que Kigali est accusé par les Nations unies, les ONG et plusieurs pays occidentaux de soutenir les rebelles du M23, impliqués dans un conflit ayant causé des milliers de morts et de déplacés depuis 2022 en République Démocratique du Congo, le pays de Paul Kagame déploie une stratégie agressive de soft power sportif pour redorer son image internationale. Cette approche vise à détourner l'attention des crises géopolitiques tout en positionnant le Rwanda comme une destination attractive pour les investisseurs et les touristes étrangers. Le Rwanda a ainsi investi massivement dans des partenariats avec le monde du sport. Depuis 2018, la marque "Visit Rwanda" apparaît sur les maillots d'Arsenal et du Paris Saint-Germain. Le pays organise également le Tour du Rwanda, une compétition cycliste devenue incontournable dans le calendrier africain. Malgré les critiques liées à son implication présumée dans le soutien aux rebelles du M23 en République Démocratique du Congo, le Rwanda a obtenu le soutien du président de l'Union Cycliste Internationale (UCI), David Lappartient, pour organiser les Championnats du monde sur route en septembre 2025. Ces initiatives s’inscrivent dans une stratégie plus large visant à faire du Rwanda un hub sportif majeur en Afrique, avec des projets d'accueil d'un Grand Prix de Formule 1 et un partenariat actif avec la NBA pour la Basketball Africa League. 

Cependant, cette offensive sportive ne passe pas inaperçue et suscite de vives réactions. La RDC a officiellement demandé à plusieurs reprises aux clubs européens de rompre leurs partenariats avec le Rwanda, qualifiant ces accords de "contrats tachés de sang". Des organisations comme Human Rights Watch dénoncent une tentative de "blanchiment d'image", permettant au Rwanda de masquer son implication dans le conflit congolais et ses atteintes aux droits de l'homme. Certains sponsors commencent à s’interroger : en 2023, la Fédération allemande de football a annoncé renoncer à un match amical au Rwanda en raison des tensions géopolitiques. Cependant, les instances sportives continuent de soutenir le Rwanda malgré les polémiques. 

 

Les instances sportives : des acteurs quasi-étatiques 

Les grandes organisations sportives internationales comme le CIO, la FIFA ou l'UEFA exercent aujourd'hui une influence comparable à celle des États souverains. Leur capacité à exclure la Russie des compétitions internationales après l'invasion de l'Ukraine en 2022, ou encore le traitement protocolaire, semblable à celui réservé aux visites diplomatiques, accordé à leurs dirigeants lors de déplacements officiels, illustre ce pouvoir géopolitique unique. Pourtant, cette puissance institutionnelle contraste fortement avec les graves problèmes de gouvernance qui minent ces structures. Tant sur les élections qui sont souvent verrouillées, permettant à certains dirigeants de se maintenir au pouvoir pendant des décennies, à l'image de Gianni Infantino à la tête de la FIFA depuis 2016 malgré de nombreuses controverses. Que sur l’absence de transparence sur l’attribution des organisations d’événements ce qui favorisé l'émergence de systèmes corruptifs complexes. De plus, les liens troubles entre instances sportives et régimes politiques posent également question. Certaines organisations semblent instrumentalisées à des fins de légitimation internationale par des gouvernements autoritaires. L'exemple des Jeux Olympiques de Pékin en 2008 ou de Sotchi en 2014, montre comment ces méga-événements peuvent servir à blanchir l'image de régimes critiqués pour leurs atteintes aux droits humains. 

Cette situation pose in fine la question de la légitimité de ces organisations à exercer un pouvoir aussi étendu. Alors que leur influence géopolitique ne cesse de croître, leur gouvernance reste marquée par des pratiques qui seraient inacceptables dans toute institution démocratique. L'absence de mécanismes de contrôle externe effectifs et la persistance de conflits d'intérêts majeurs menacent à terme la crédibilité même du système sportif international. 

 

Conclusion : Le sport, miroir des tensions mondiales 

Le sport a définitivement cessé d'être un univers neutre. Entre soft power des monarchies du Golfe, instrumentalisation par les régimes autoritaires et pouvoir croissant des instances internationales, il est devenu un « terrain de guerre sans balles » (Orwell, 1949). La future présidence du CIO devra répondre à un dilemme : préserver l'idéal olympique ou acter son rôle dans la géopolitique du XXIᵉ siècle. Dans un monde hyperconnecté, le sport reste l'un des derniers espaces où les nations peuvent à la fois s'affronter et dialoguer. 

 

 

Sources : 

The limits of sportswashing. How the 2022 FIFA World Cup affected attitudes about Qatar | PLOS One 

Rwanda’s sports diplomacy strategy reflects shifts in the global order - Africa Practice 

Rwanda gets backing from world cycling chief despite blowback over Congo war | Reuters 

Violation massive des droits humains par le Qatar dans la construction des stades pour la Coupe du monde 2022 : que peut faire la FIFA ? – The Lighthouse 

Les causes de la mort de milliers de travailleurs migrants dissimulées par le Qatar  - Amnesty International France 

President Paul Kagame of Rwanda visits Gianni Infantino in Paris 

‘One big mess’: Fifa not fit to govern football, claims human rights group | Fifa | The Guardian 

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